Il aurait suffit d’un geste de plus pour que se déclenche la fureur de la foule, un geste de plus pour que je soit réduite à l’état de pulpe sanguinolente alors que je n’avais que trois ans.
Nous habitions la Zambie depuis deux ans déjà. Ce jour là, nous étions chargés d’accueillir de nouveaux candidats à l’aventure, des expatriés originaire du Danemark, afin de leur faire visiter les lieux. Nous partîmes à leur rencontre en début d’après-midi.
Nous avions alors un chien, Toby, un brave croisé de labrador qui nous avait été offert par un missionnaire local. Nous l’avions laissé en pleine sieste sous la véranda. Mais les enfants du coin éprouvaient un malin plaisir à lui jeter des pierres quand nous avions le dos tourné. Ils avaient profité de notre absence pour se rapprocher de la maison et ajuster leurs tirs. Lassé de ce petit jeu, et agacé par la présence d’étrangers dans notre jardin, Toby avait fini par répliquer. Il avait pincé l’un des gamins au talon avant de s’en retourner tranquillement finir sa sieste, satisfait d’avoir éloigné les gêneurs.
A notre retour, nous avons trouvé un attroupement de zambiennes devant notre maison. Il s’agissait de voisines, de personnes que nous croisions quotidiennement et avec qui nous avions toujours vécu en bonne entente. Mais en constant leur mécontentement, mon père est allé solliciter l’aide du directeur d’école, un zambien, afin qu’il nous aide à discuter du litige dans le dialecte local. Malheureusement pour nous, il a eu un peu de mal à le trouver. Pendant que nous attendions son retour, le groupe de mécontentes continuait à grossir. Ma mère alla chercher les papiers du chien, afin de démontrer qu’il était convenablement vacciné, et que l’enfant ne risquait donc pas de développer de maladie contagieuse à partir de la légère marque Toby avait laissé sur sa peau. Mais ces papiers n’ont calmé personne, bien au contraire.
Le groupe se mit à s’agiter davantage. Ma mère et moi étions à présent au centre d’un cercle de femmes qui criaient. Elles commencèrent soudain à ramasser des pierres. Elles nous menacèrent de les jeter sur nous dans une ambiance qui s’échauffait de plus en plus. Ces femmes, dont certaines nous parlaient avec chaleur et gentillesse la veille encore, étaient devenues une horde sauvage. A cet instant, la tension était palpable. Si l’une d’elle avait lancé sa pierre, toutes les autres auraient suivi. Nous serions mortes en quelques minutes.
Nous étions à proximité de la haie qui séparait notre jardin de la maison voisine. Ma mère réussit à s’y glisser avec moi, et courut demander asile au voisin, un égyptien copte très sympathique. Mais quand nous avons frappé désespérément à sa porte, son serviteur zambien nous a dit qu’il était sorti. Le serviteur était seul dans la maison. Alors que nous le suppliions de nous laisser entrer, la foule en colère avait fait le tour de la haie, et arrivait dans son jardin. Après quelques hésitations, le serviteur accepta de nous laisser enter et referma derrière nous. Une fraction de seconde plus tard, la foule avait atteint la porte et tambourinait de toutes ses forces, tout en incitant, par leurs cris, le serviteur à nous livrer.
Sur ces entrefaites, notre ami égyptien revint, accompagné d’amis, et trouva sur sa propriété une foule enragée. Il prit immédiatement l’initiative d’aller chercher la police. Mais il revint bredouille : l’enfant pincé par le chien était fils de policier. Il revint donc sans solution à sa maison dans laquelle ma mère et moi étions barricadées en compagnie du serviteur. Toujours plus nombreuses et plus en colère, les femmes hurlaient et cognaient sur le bâtiment.
C’est alors que mon père revint, avec le directeur d’école qu’il avait eu beaucoup de mal à trouver. Après de longs palabres, ce dernier parvint à convaincre les femmes en rage que l’affaire devait se régler entre les hommes des familles concernées. Il fallait trouver le père de l’enfant, et le convaincre de venir parlementer. L’homme fut difficile à localiser, et pendant ce temps, les femmes continuaient à crier et se mirent à réclamer la mort du chien. L’enfant fut emmené au dispensaire où l’infirmer désinfecta son pied et y colla un pansement. Puis mon père et son père s’engagèrent dans de longs pourparlers. Nous fîmes don à la famille de la victime de divers objets et vêtements, et l’affaire se calma finalement, tard dans la soirée.
L’un de nos amis expatriés, un sikh qui travaillait pour la compagnie d’électricité, apporta un cadeau pour assurer la sécurité du chien : un énorme câble assez long pour faire tout le tour de notre maison, et sur lequel un système coulissant permettait d’attacher le chien tout en le laissant libre de ses mouvements dans notre propriété. Toby ne fut donc pas abattu, à notre grand soulagement. Peu à peu, les enfants apprirent que s’ils cessaient de jeter des pierres au chien, il cesserait de les menacer. Il fallut à mes parents beaucoup de patience et de pédagogie, mais quelques temps plus tard, ces mêmes enfants avaient apprivoisé leur peur ancestrale des animaux : ils jouaient avec Toby et se roulaient avec lui sur notre pelouse. Il n’y eut plus jamais d’incident entre eux. Quant à moi, je garderai à vie, je crois, une défiance vis-à-vis des foules…
15 February 2017 at 16 h 04 min
C’est assez fidèle à la réalité. Tu racontes bien.