A la maison, il y avait un piano. C’était une grosse chose noire à laquelle ma mère témoignait le plus grand attachement alors qu’elle ne savait pas en jouer une seule note. Un jour, elle me dit :
« Toi, tu feras de la musique. »
Je fis de la musique. C’était un vieux professeur sévère qui me l’enseigna. Il venait à la maison deux fois par semaine.
« La musique, c’est avant tout de la discipline. » disait-il.
Quand mes camarades allaient jouer dehors, moi, je faisais mes gammes. Quand mes camarades jouaient à cache-cache, moi, j’apprenais le solfège. Quand ils se faisaient des cabanes dans les bois, moi, j’ânonnais quelque berceuse de mes doigts hésitants. Je pensais à Paul, mon petit voisin, qui regardait le piano avec envie depuis qu’on était tout petits. Il n’avait pas de cours, lui. Le pauvre ne saurait jamais ce qu’est la musique.
A force de leçons et de travail, je devins capable de jouer de vrais morceaux avec une relative aisance, avec suffisamment d’aisance en tout cas pour être acceptée au conservatoire. Ma mère en fut ravie. J’en suivis le cursus exigeant. J’avais acquis la discipline nécessaire. Quand mes camarades allaient au cinéma, je faisais mes gammes. Quand ils allaient danser, je révisais mon solfège. Quand ils tombaient amoureux, je répétais mes morceaux pour le prochain examen. Je terminai mon cursus en étant bien classée. Mon voisin Paul s’inscrivit aux cours de musique de la MJC. Il y allait souvent après le lycée pour se détendre. Le pauvre ne saurait jamais ce qu’est la musique.
Il me fallait gagner ma vie. Les places dans un orchestre étaient rares. La discipline ne suffisait plus. Il fallait exceller pour avoir une chance d’être sélectionnée. Pendant que mes camarades passaient des soirées en séances d’improvisations alcoolisées, je passais des auditions. Pendant qu’ils s’occupaient à monter des groupes, je passais des auditions. Pendant qu’ils animaient des soirées avec des musiques populaires, je passais des auditions. J’avais la technique, mais pas assez d’émotion, me disait-on. Paul passait son temps à naviguer d’un festival à l’autre. Il portait le matériel et accordait les instruments. Parfois, il jouait avec l’un ou l’autre des artistes après le spectacle. Il s’amusait beaucoup, me disait-il. Le pauvre ne saurait jamais ce qu’est la musique.
Aller d’audition en audition, ce n’était pas une vie pour moi. Et même s’ils me retenaient, il me faudrait voyager sans cesse, répéter sans cesse, exceller sans cesse. Je n’étais pas faite pour ce genre de vie. Je voulais une vie stable et à l’abri du besoin. Paul, lui, était prêt à tout pour jouer avec d’autres musiciens, apprenant sur le tas une mélodie ou une technique dans chaque pays du monde où il avait décidé d’aller traîner.
« La musique, c’est avant tout de la joie de vivre. » me disait-il.
Le pauvre ne saurait jamais ce qu’est la musique.
J’entends parfois Paul jouer à la radio pendant que je corrige mes copies. Mais que mes élèves ne s’avisent pas de croire que la musique, c’est un plaisir. Je leur enseigne chaque jour, et avec force, que la musique, c’est avant tout de la discipline.
16 February 2017 at 9 h 26 min
Grinçant !